En 2013, la question de l’évaluation toxicologique de la sécurité de la consommation des OGM par l’homme et les animaux a été remise au devant de la scène suite à une publication scientifique de l’équipe de Gilles-Eric Seralini en 2012. Plusieurs projets de recherche en cours s’intéressent à cette problématique au niveau international et national. En France, le Ministère de l’écologie, dans le cadre de l’appel à projet « RiskOGM », a notamment initié en 2014 un nouveau projet de recherche nommé GMO90+. Pour bien comprendre les recherches en cours et leur intérêt vis-à-vis de l’évaluation toxicologique des Plantes Génétiquement Modifiées (PGM), Bernard Salles, Professeur de Toxicologie, Faculté de Pharmacie de Toulouse, directeur de l’unité INRA Toxalim (UMR1331) et coordonnateur du projet GMO90+ répond à nos questions. |
Q1 : Plusieurs projets de recherche aux niveaux européen et français- sont en cours sur ces questions concernant l’évaluation toxicologique des PGM : comment s’articulent-ils ?
BS : Les projets de recherche européens et français en cours sont à mon sens très complémentaires. Ils s’intéressent tous à la question de la sécurité de la consommation des plantes génétiquement modifiées (PGM) pour l’homme ou l’animal en l’étudiant par des voies d’entrée différentes. Les trois projets de recherche européens (MARLON, GRACE et G-TwYst) correspondent à une recherche très appliquée qui vise à apporter des réponses scientifiques à des questions auxquelles la Commission européenne est directement confrontée. Le projet français GMO90+, financé par le Ministère de l’écologie, est quant à lui un projet complémentaire qui s’inscrit dans une logique de recherche plus fondamentale.
GMO90+ a notamment pour objet d’utiliser des techniques en plein développement, les techniques « omiques », en particulier pour tenter de mettre en évidence certains biomarqueurs précoces d’exposition à des OGM, voire d’éventuels effets pathogènes ultérieurs. Derrière cette expression un peu complexe de « biomarqueurs précoces », il s’agit simplement de découvrir des indicateurs biologiques (ARN messagers, enzymes circulants, hormones, protéines de stress…) qui seraient des témoins pour le dépistage d’un effet nocif qui pourrait apparaître à plus long terme. Ces biomarqueurs, dosés en fin d’études de toxicologie de 90 jours par exemple, permettraient s’ils évoluent, d’alerter sur le besoin de mener des études à plus long terme.
Le projet MARLON est un projet de nature épidémiologique, c'est-à-dire qu’il cherche à comparer l’état de santé des animaux de rente nourris avec des OGM avec celui des animaux n’en consommant pas et ceci dans des conditions habituelles d’élevage. Ce projet doit se clôturer au 31/07/2015 et notamment permettre de vérifier que les PGM n’ont pas, dans leurs conditions réelles d’utilisation, des effets qui ne seraient pas observables en laboratoire.
Le projet GRACE est un projet de toxicologie « réglementaire » qui utilise des animaux de laboratoire (des rats) nourris avec du maïs MON 810 pendant 90 jours (durée classique des tests toxicologiques requis pour les OGM) et pendant 1 an (afin d’étudier si certains effets peuvent advenir plus tard dans la vie de l’animal consommateur d’OGM). Ce projet initié en juillet 2012 doit se clôturer en novembre 2015 et permettre d’apporter des réponses scientifiques à la question de l’utilité et de l’amélioration éventuelle des protocoles 90 jours requis depuis 2013 dans le cadre de l’évaluation règlementaire des PGM.
Le projet G-TwYST est également un projet de toxicologie « réglementaire » initié en avril 2014 et ayant plusieurs objectifs fixés par la Commission européenne. Tout d’abord, il vise à reconduire, dans de meilleures conditions expérimentales (plus grand nombre d’animaux notamment), une partie de l’étude de l’équipe de Gilles-Eric Seralini sur le maïs NK603 traité ou non par du Round-up (à l’exclusion de la partie de l’étude concernant uniquement la toxicité du glyphosate et de ses coformulants via l’eau de boisson). Ce projet doit également se pencher sur l’utilité des études à 2 ans et les conditions qui doivent conduire au recours à de telles études.
Q2 : Il est beaucoup question de ces études 90 jours, mais à quoi servent-elles, et pourquoi font-elles autant débat ?
BS : L’évaluation sanitaire des dossiers OGM repose sur un grand nombre d’études complémentaires les unes des autres. Une série d’études fournies dans le dossier vise à vérifier, par exemple, que les conditions d’insertion de la modification génétique dans l’ADN de la plante ne créent pas de risques spécifiques. D’autres études comparent la composition nutritionnelle de la plante génétiquement modifiée avec son homologue non modifiée ou étudient les potentiels risques allergiques. En matière de toxicologie, il est vérifié que la nouvelle protéine synthétisée par la plante suite à la modification génétique n’est pas toxique aux teneurs considérées. Le dossier d’évaluation a donc pour objet principal de vérifier que tout risque prévisible de toxicité puisse être écarté.
L’étude de toxicité à 90 jours sur plante entière est une étude supplémentaire, obligatoire depuis peu au niveau européen, ce que le gouvernement français a fortement soutenu suite aux recommandations de l’Anses. Ces études permettent de compléter l’évaluation sanitaire en vérifiant l’absence d’effets dits « inattendus », c'est-à-dire des effets qui pourraient se produire du fait de la complexité des interactions du vivant et que l’on n’aurait pas imaginés. Dans les tests de toxicologie habituels on teste une substance chimique isolée pour déterminer à partir de quelle concentration on observe un effet toxique. Dans le cas de l’étude à 90 jours, on teste la toxicité d’une plante entière (grains de maïs par exemple) dans toute sa complexité et non une substance chimique seule, et nous sommes limités par la quantité de nourriture pouvant être ingérée par les animaux.
Les détracteurs de ces études s’appuient ainsi sur l’absence d’effets néfastes mis en évidence dans beaucoup de ces études pour les juger inutiles, tandis que leurs défenseurs pensent au contraire qu’elles sont nécessaires pour évaluer des effets inattendus et qu’il faut, en revanche, soit les prolonger, soit améliorer leur sensibilité en mettant en évidence par exemple des biomarqueurs précoces d’effets.
Q3 : Je comprends mieux, mais en quoi va consister le travail, dans le cadre du projet GMO90+, sur ces biomarqueurs précoces d’effets ?
BS : Le projet GMO90+ a deux objectifs principaux. Le premier est lié à la détermination de biomarqueurs précoces d’exposition voire d’effets, le second est d’explorer certains effets potentiels des OGM qui sont peu étudiés dans des études exploratoires comme les études à 90 jours. Concernant l’essai à 90 jours et afin de vérifier que ce temps d’expérimentation est suffisant pour observer ces variations précoces et identifier des biomarqueurs, les animaux seront suivis sur 180 jours. De plus, en partenariat avec le programme G-TwYST, nous disposerons de fluides biologiques et organes provenant de rats alimentés avec une ration de maïs génétiquement modifiés pendant 1 an et 2 ans. Il s’agit essentiellement d’évaluer des effets peu étudiés comme les effets sur la perméabilité de la barrière intestinale, premier contact des PGM avec l’organisme, sur les systèmes hormonaux et reproductifs, sur les fonctions hépatiques et rénales. Pour ce faire, le projet GMO90+ est structuré en 5 lots distincts : management & coordination, production et caractérisation des aliments, statistiques et modélisation expérimentale, effet des formulations sur les tissus, hormones et fonctions et identification par omiques de biomarqueurs physiopathologiques et d’exposition.
Le protocole expérimental du projet est accessible en ligne, mais en résumé il s’agit de conduire une étude de 6 mois sur 8 lots de 30 rats mâles et 30 femelles :
- 2 lots témoins nourris sans PGM (un pour le maïs MON 810 et un pour le maïs NK 603),
- 6 lots testés avec 11 et 33% de maïs MON 810 ou NK 603 (traité ou non au Roundup) sur une durée de 90 jours pour 10 rats mâles et 10 femelles, prolongée à 6 mois pour 20 mâles et 20 femelles.
Pendant toute la durée de l’expérience, les animaux placés dans des conditions d’hébergement et de manipulation très contrôlées feront l’objet d’une surveillance régulière et de prélèvements sanguins et urinaires. A deux étapes (90 jours et 6 mois), des animaux seront sacrifiés et leur sang, urines et organes prélevés afin d’être analysés par des techniques classiques en toxicologie et d’autres plus spécifiques issus de la recherche en physio-pathologie et de techniques de quantification des métabolites et expression génique. Une particularité de ce projet est l’utilisation de techniques dites « omiques » pour analyser ces prélèvements, qui n’ont jamais été utilisées à si grande échelle, dans le cadre de la toxicologie des PGM.
Q4 : Pouvez-vous en dire un peu plus sur les spécificités des techniques « omiques » ?
BS : Les technologies dites « omiques » telles que la génomique et le séquençage de l’ADN à grande échelle sont apparues dans les années 90 parallèlement au développement du projet Génome Humain (le séquençage complet de l’ADN du génome humain). Ces technologies « omiques » permettent de générer des quantités énormes de données à des niveaux biologiques multiples dont les principales sont le séquençage des gènes (génomique), l’expression des gènes (transcriptomique), la production des protéines (protéomique) et des effets observés en étudiant le métabolisme cellulaire (métabolomique). Habituellement, les scientifiques se basent sur des hypothèses de recherche et obtiennent ensuite des données ciblées qui viendront confirmer ou infirmer cette hypothèse. Or, avec l’avènement des technologies « omiques », il n’est plus nécessaire de poser une question précise pour débuter une recherche, c’est une approche sans « a priori ». En effet, les scientifiques peuvent rassembler de nombreuses données génomiques, transcriptomiques ou protéomiques dans leurs études sans se baser sur une hypothèse initiale et attendre la production de ces données avant de formuler et de tester différentes hypothèses biologiques. Ces nouvelles technologies et le cadre de recherche qu’elles instaurent sont donc tout à fait en phase avec le problème posé par l’étude à 90 jours, étude exploratoire qui recherche des effets inattendus. Cependant ces résultats issus des expérimentations sans « a priori » doivent être comparés aux observations des anatomo- et histo-pathologistes sur les tissus et organes et analysés par des spécialistes en toxicologie.
Q5 : Pourquoi exposer les rats aux PGM pendant 6 mois et non 1 ou 2 ans ?
BS : Il faut replacer le projet dans son contexte : les projets européens GRACE et G-TwYST étudient déjà les effets à long terme (1 et 2 ans) dans un cadre de toxicologie « règlementaire ». L’objectif, à l’élaboration du projet GMO90+, était de s’inscrire en complément, en proposant une approche différente et en suivant la démarche de la toxicologie actuelle orientée vers l’analyse mécanistique et l’identification de biomarqueurs à l’aide des techniques « omiques ». Le protocole choisi nous permet d’avoir des données à 0-3-4,5 et 6 mois. Ces données seront croisées avec celles obtenues par l’analyse des échantillons du projet G-TwYST à 1 et 2 ans qui nous seront cédés dans le cadre d’un protocole collaboratif (à cette fin les mêmes souches et fournisseurs de rats ont été choisis, et les animaux seront nourris avec des granulés fabriqués avec la même formule à partir des mêmes cultures de maïs). Cela permettra de confirmer ou d’infirmer le caractère annonciateur de signaux précoces éventuellement identifiés après 6 mois d’alimentation OGM et reliés à des effets.
Q6 : Qui participe à GMO90+ et qui le finance ?
BS : Ce projet est financé à hauteur de 2,5 millions d’euros par le ministère de l’écologie dans le cadre du programme de recherche « RiskOGM ». Suite à un appel à la constitution d’un consortium lancé en 2013 sous l’égide de ce programme de recherche, le projet GMO 90+ a été retenu. Le projet a été initié en février 2014 et doit se clôturer en décembre 2016. A la demande de ses commanditaires, un lien très étroit est installé avec les collègues qui coordonnent les projets au niveau européen et en particulier les projets GRACE et G-TwYST. Les résultats de GM090+ et les données brutes par exemple seront rendus publics sur une plateforme développée dans le cadre de ces projets européens (CADIMA).
GMO 90+ réunit un consortium composé de partenaires variés notamment l’Inra, l’Inserm, le CNRS, des universités (Toulouse, Rennes 1, Paris Descartes, Bordeaux, Lyon) et l’Anses. Les scientifiques participant à ce projet n’ont, pour la plupart, jamais travaillé sur la question des OGM ; leurs domaines de spécialisation sont plutôt la toxicologie, le traitement des données issues des techniques omiques et leur interprétation. Il est par ailleurs prévu que l’ensemble des participants au projet, par souci de transparence, remplisse une déclaration publique d’intérêts qui sera disponible en ligne.
Q7 : Quel rôle attribuez-vous à la société civile dans ce débat et au sein d’un sujet technique ?
BS : Dès le début de ce projet, il est apparu nécessaire d’associer les parties prenantes concernées par la question des OGM tout au long du processus. Au départ, la mise en place d’une instance de dialogue, pilotée par l’Anses conformément à ses pratiques habituelles, a été imaginée. Compte-tenu des difficultés rencontrées pour instaurer cette instance de dialogue [voir rubrique « actualités »], cette association des parties prenantes se fera finalement sous la forme de réunions d’informations sur l’étude GMO90+ aux étapes clés du projet (3-4 réunions environ). A l’issue de ces réunions, un document de synthèse sera rendu public (mis en ligne sur la page internet dédiée au projet GMO90+ et transmis aux parties prenantes) et il pourra, le cas échéant, être décidé de procéder à une mise en consultation publique de certains de ces documents.
Publié le 17.02.2015, mis à jour le 17.06.2015